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Le pari américain de Javier Milei

L’arrivée en Argentine d’un président décrit comme « ultralibéral » ou « libertarien » est un véritable coup de tonnerre. Coup de tonnerre pour l’Argentine elle-même, l’Amérique latine dans son ensemble et les États-Unis, qui ne s’attendaient peut-être pas à y voir porter au pouvoir un dirigeant aussi favorable à leurs intérêts. Coup de tonnerre enfin pour la communauté internationale, qui voit la venue d’un président ouvertement hostile à toute la gauche en général et ce qu’il appelle le « socialisme ».

Crise de la représentation

À l’échelle de l’Argentine, pour bien comprendre l’élection de Javier Milei le 19 novembre dernier, il faut d’abord la replacer dans le contexte d’une inflation monstre –143% au moment du scrutin – et d’une importante crise de la représentation.

Comme on peut le voir dans la plupart des pays occidentaux, en Argentine une partie de la population semble en rupture avec la classe politique et médiatique, un phénomène qui a pris de l’ampleur durant la pandémie de Covid, dont la réponse a été dans ce pays de 46 millions d’âmes la plus musclée de tout le continent latino-américain. Le long confinement est d’ailleurs l’un des motifs ayant incité l’économiste de 53 ans à se lancer en politique dans l’objectif de rétablir les libertés publiques.

Amplifiée par la hausse du coût de la vie, cette méfiance envers le « système » s’accompagne en Argentine comme dans divers pays occidentaux d’une crise de l’État social. Longtemps perçu comme un outil de redistribution des richesses essentiel au maintien d’une certaine égalité, il est aujourd’hui perçu plus négativement par différentes franges de la population qui se sentent négligées, voire abandonnées par lui.

Non seulement l’efficacité de l’État est remise en question, mais s’ajoute à ce lourd appareil bureaucratique une variété de programmes sociaux perçus comme privilégiant des catégories précises de la population (femmes, autochtones, minorités sexuelles, etc.) au détriment de gens « oubliés » ne cadrant plus avec les critères de l’État. Cette perception négative explique en grande partie, en septembre 2022, le rejet par 62 % des Chiliens du projet de nouvelle constitution du président de gauche, Gabriel Boric, et plus récemment, en Argentine, le ressentiment envers cette « caste » présentée par Milei comme la principale, sinon comme l’unique responsable du déclin national.

Un président à contre-courant

Il n’en demeure pas moins que l’arrivée de Milei au pouvoir à Buenos Aires est très singulière dans un pays, mais aussi dans un continent, marqué par une longue tradition bureaucratique, centralisatrice et interventionniste héritée de l’empire espagnol.

En Amérique latine comme dans d’autres pays plus influencés par le catholicisme que le protestantisme – pensons d’abord à la France – , la droite elle-même s’est généralement accommodée d’un État fort, parfois omniprésent, sans remettre aussi radicalement en question son rôle de grand régulateur.

Il est important de préciser que Javier Milei n’est pas intégralement « libertarien » puisque socialement conservateur. Du moins publiquement. Opposé à l’avortement, il n’aurait pas pu être porté au pouvoir sans faire alliance avec une droite plus traditionnelle aujourd’hui incarnée par sa vice-présidente, Victoria Villarruel. Mais en voulant dollariser l’économie et réduire significativement la taille de l’État à travers une vague sans précédent de libéralisation, il se trouve en quelque sorte à importer en Argentine une philosophie politique anglo-américaine. Par le fait même, il s’inscrit à contre-courant de la remontée de la gauche en Amérique latine. Milei doit déjà affronter les vents contraires en provenance des deux premières économies de la région – le Brésil et le Mexique – toutes deux dirigées par des présidents de gauche.

En juin 2022, l’élection d’un tout premier président de gauche en Colombie, Gustavo Petro, a été vue comme la confirmation de cette tendance, au même titre que le retour au pouvoir de Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil, en janvier 2023, a été interprété comme un revers historique pour la droite. Et tout porte à croire que Claudia Scheibaum, la protégée du président sortant, Andrés Manuel López Obrador, deviendra l’été prochain la toute première présidente du Mexique.

Javier Milei arrive aussi à un moment où les États-Unis peinent de plus en plus à appliquer la version contemporaine de leur fameuse doctrine Monroe, qui établissait en quelque sorte dès 1823 la prétention des États-Unis sur toutes les Amériques. «Au 21e siècle, à l’heure de la présence chinoise en Amérique latine, l’efficacité de cette doctrine tend à décroître et Washington ne parvient pas à trouver la formule pour rétablir son hégémonie», résument les universitaires Claudio Katz et Carlos Mendoza dans une récente publication scientifique.

En juin 2022, le refus de López Obrador de participer au Sommet des Amériques à Los Angeles – pour protester contre l’exclusion de la rencontre de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua – a illustré la perte d’influence des États-Unis dans la région et une certaine unité retrouvée du continent face à l’Oncle Sam.

En voulant dollariser l’économie et réduire significativement la taille de l’État à travers une vague sans précédent de libéralisation, Milei se trouve en quelque sorte à importer en Argentine une philosophie politique anglo-américaine.

« Make Argentina Great Again »

Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi Javier Milei est accusé en Argentine comme dans la presse de gauche hispanophone de « trahir sa patrie » pour la livrer aux yanquis, une formule utilisée par de nombreux manifestants indignés par ses projets de réforme. Fin février, le FMI a incité son gouvernement à protéger les secteurs les plus pauvres de la société, le mettant en garde contre une austérité trop dure.

Candidat inespéré d’un gouvernement américain qui l’invite lui aussi à une certaine prudence, fervent admirateur de l’économiste Milton Friedman, Milei cultive un amour des États-Unis et de leurs mythes fondateurs qui lui vaut l’appui de politiciens comme Donald Trump. « Make Argentina Great Again ! », lance l’ex-président républicain à ses côtés, à l’occasion de la dernière édition de la Conservative Political Action Conference.

Le soutien inconditionnel de Javier Milei à Israël a aussi de quoi faire réagir dans l’espace civilisationnel latino, où se multiplient les appuis sans équivoque à la cause palestinienne. Petro et Lula parlent régulièrement de « génocide » pour qualifier la plus récente offensive de l’État hébreu à Gaza, n’hésitant pas à risquer l’interruption totale de leurs relations diplomatiques avec lui. Début février 2024, alors que la pression est forte sur Israël pour mettre fin à son opération, Javier Milei se recueille devant le Mur des Lamentations à Jérusalem, accompagné d’un rabbin réputé pour l’avoir rapproché du judaïsme. «J’avais promis que le premier pays que je visiterais serait Israël et je viens évidemment le soutenir contre les terroristes du Hamas», déclare-t-il à son arrivée à l’aéroport international Ben Gourion.

Milei devra redoubler d’efforts pour réaliser son programme dans une Argentine en partie réfractaire au changement, et dans une région actuellement dotée de dirigeants peu réceptifs à ses idées. En revanche, de manière latente, la polarisation entre gauche et droite reste vive en Amérique latine, où la religion chrétienne, les clivages ethniques et les fantômes du passé occupent encore une grande place dans l’imaginaire.

Article rédigé par:

Essayiste et journaliste
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