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La technologie constitue-t-elle un élément structurant de la géopolitique?

On dit souvent que la quatrième Révolution industrielle frappe à nos portes. En fait, pour être plus exact, elle a déjà franchi le cadre de porte, puisque les technologies liées à l’intelligence artificielle (IA) sont déjà bien intégrées dans nos vies et la place qu’elles occupent n’est vouée qu’à croître avec le temps.

Évidemment, ces technologies créent des dilemmes et des problèmes spécifiques auxquels les sociétés devront inévitablement faire face. Pensons notamment à leur capacité d’autonomiser une multitude d’emplois et d’occupations, ainsi que toutes les questions concernant les limites à ne pas dépasser avec l’IA, notamment ce qui est opportun d’automatiser et les secteurs qui devraient demeurer contrôlés par des êtres humains, la capacité de déterminer une responsabilité lorsqu’un système automatisé en vient à opérer d’une manière imprévue ou encore les conséquences émotionnelles, interpersonnelles et sur notre vie privée que peut avoir la robotisation et l’informatisation de différents pans de notre quotidien.

Nul doute que ce moment de grandes évolutions technologiques qui a déjà commencé et qui n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements amènera encore plus de chercheurs à s’intéresser aux multiples défis et questions que l’IA aura sur nos vies.

Technologie et géopolitique

Si cette réflexion a déjà débuté, une autre demeure pour sa part à un stade encore très embryonnaire, à savoir à quel point la technologie constitue un élément structurant de la géopolitique globale et comment celle-ci aura un impact sur notre mode de vie qui sera inévitablement appelé à changer radicalement de celui que nous avons connu depuis que l’économie-monde a commencé à se mondialiser au tournant des années 1970.

Dans le monde de demain qui est en train de se dessiner devant nos yeux, on ne réalise peut-être pas à quel point la dimension technologique constitue un pilier majeur qui permet la compréhension des positionnements des différents États, de leurs alliances mutuelles et, incidemment, des leviers dont ils disposent à l’égard des autres États. Le cas de la Chine est probablement le plus éclairant à cet égard. Si l’on a souvent tendance à inclure l’Empire du Milieu au sein du « bloc illibéral » qui se caractérise par sa volonté de rompre avec la Pax Americana post-1991, Pékin n’a pas encore franchi le Rubicon à l’instar de Moscou en février 2022 malgré ses menaces de plus en plus régulières contre Taiwan et ses initiatives territoriales de plus en plus agressives contre ses voisins dans la Mer de Chine méridionale. Pourquoi est-ce le cas ? Quand Xi Jinping osera-t-il le faire ? Car il s’agit ici bel et bien de la question et non pas s’il le fera un jour.

La réponse à ces questions se trouve peut-être du côté de la géopolitique de la technologie. La Chine a en effet déjà posé les jalons de sa sortie du monde de la convergence libérale issu de la fin de la Guerre froide en commençant à découpler son économie de son partenaire étasunien dès sa prise du pouvoir en 2012, ce qui a marqué une rupture avec l’époque de Deng Xiaoping qui avait plutôt ouvert l’économie chinoise aux entreprises étrangères, notamment américaines.

Ce découplage montre bien à quel point le dirigeant chinois voit dans l’interdépendance économique d’hier un boulet duquel il doit se défaire comme condition sine qua non en vue de se donner les coudées franches et diminuer les risques négatifs pouvant découler d’éventuelles sanctions de la part de l’Occident. Or, ce découplage n’est pas encore complété, plus particulièrement en ce qui a trait aux produits de haute technologie, dont les semi-conducteurs qui sont essentiels à l’économie chinoise qui a sauté de plein pied dans la quatrième Révolution industrielle.

En raison de leur caractère hautement stratégique, de nombreux pays occidentaux ont graduellement tâché de réduire leurs exportations de ces produits vers la Chine, ce qui a forcé Xi Jinping à lancer de nombreuses initiatives en vue de rendre son pays autosuffisant dans ce domaine. Les progrès en ce domaine sont malheureusement pour lui bien en deçà des projections initiales qui visaient à atteindre une autosuffisance de l’ordre de 40% en 2020 et de 70% en 2025 (la production de semi-conducteurs chinois ne comble à l’heure actuelle qu’à peine 20% des besoins de son économie). Rompre maintenant avec le monde d’hier est donc largement impensable à l’heure actuelle compte tenu des implications que cette décision pourrait avoir sur l’économie chinoise. Voilà la raison pour laquelle la dimension technologique se doit d’être prise en compte dans l’analyse géopolitique du monde d’aujourd’hui.

Dans le monde de demain qui est en train de se dessiner devant nos yeux, on ne réalise peut-être pas à quel point la dimension technologique constitue un pilier majeur qui permet la compréhension des positionnements des différents États.

Une grande dépendance envers la Chine

En parallèle à cet isolationnisme chinois, l’Occident n’est pas en reste et a également pris conscience (crise de la COVID-19 aidant, il faut bien le dire) des problèmes associés à sa dépendance avec Pékin. Dans le contexte global qui est le nôtre à l’heure actuelle, sa désindustrialisation qui a permis au capitalisme post-1970 d’atteindre des sommets en termes d’échanges commerciaux appartient au passé. Devant un monde de perturbations de l’environnement international où les divisions émergent avec le risque d’exposer les différents acteurs à des ruptures soudaines et potentiellement dévastatrices pour leur économie des chaînes de production, plusieurs sociétés occidentales ont enclenché des processus de relocalisation de leur économie nationale. Inévitablement, ces changements dictés en grande partie par la dimension technologique de la géopolitique amèneront dans leur sillage de profonds bouleversements à l’échelle nationale qui façonneront notre vie (ainsi que celle de nos enfants) d’une manière radicalement différente de ce que nous avons connu.

Plus précisément, la mondialisation nous a permis de délocaliser à l’étranger la partie « sale » du capitalisme en permettant à l’économie des sociétés occidentales de se réorienter davantage vers une économie de services, laissant ainsi d’autres sociétés gérer les conséquences environnementales des industries primaires. Or, dans un contexte où les sociétés occidentales cherchent à limiter leurs dépendances en matière de haute technologie avec la Chine (qui détient un quasi-monopole à l’heure actuelle en matière d’extraction des terres rares qui sont essentielles aux produits de haute technologie), les premières devront dorénavant accepter d’être confrontées à des réalités qui leur échappaient depuis des décennies. Cela passera inévitablement par la réouverture de mines ou la construction d’industries hautement énergivores et consommant beaucoup d’eau, ce qui va inévitablement impacter les écosystèmes locaux.

La fin de l’aisance matérielle?

En d’autres termes, la géopolitique technologique va contribuer à faire renaître de ses cendres une nouvelle dynamique économique et sociale ainsi qu’un mode de vie rappelant beaucoup plus celui de nos grands-parents ou arrière-grands-parents. Cela sera le prix à payer pour s’assurer de notre compétitivité technologique. Toute la question est désormais de savoir si nous sommes prêts à y faire face après plus de 50 ans d’une vision du capitalisme qui nous a rendus largement aveugles aux conséquences sociales et environnementales de ce système que d’autres ont eu à subir à notre place.

La géopolitique de la quatrième Révolution industrielle pourrait bien mettre un terme à la société du loisir et de l’aisance matérielle issue des années 1970, dans la mesure où les conditions sur lesquelles le monde d’antan reposait s’effritent à un rythme rapide sans pour autant laisser présager un éventuel retour en arrière. Voilà une raison supplémentaire de réfléchir au développement d’une géopolitique de la technologie sans pour autant négliger son volet national.

Article rédigé par:

Professeur agrégé de science politique, Université Nazarbayev
Les opinions et les points de vue émis n’engagent que leurs auteurs et leurs autrices.

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