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Une Europe plus conservatrice se dessine

Si la tendance se maintient, le prochain Parlement européen penchera nettement plus à droite. Le scrutin du 6 au 9 juin 2024 signera la fin d’une décennie au cours de laquelle l’Europe aura été à l’avant-garde en matière d’écologie, de solidarité économique et de gouvernance mondiale.

De 2014 à 2024, l’Union européenne a adopté les politiques environnementales les plus ambitieuses de la planète; elle a mis en place des mécanismes de redistribution sans précédent entre les peuples qui la forment; et, de la fiscalité des multinationales au soutien à l’Ukraine, elle a promu une organisation du monde conforme aux principes de droit et de démocratie.

Même s’il ne faut pas exagérer le succès de la droite radicale, qui demeurera minoritaire à l’échelle du continent, l’Europe qui sortira des urnes sera plus conservatrice et plus refermée sur elle-même. On y parlera davantage de dépenses militaires que d’écologie, d’identité nationale que d’identité de genre, de protectionnisme que de politique sociale.

Un baromètre des opinions publiques en Europe

Ce scrutin constitue la plus grande mobilisation électorale au monde après celle de l’Inde, qui se tient par un hasard de calendrier à peu près au même moment. Comme en Inde, les élections européennes sont le reflet d’un vaste territoire éclaté aux réalités sociales, culturelles et politiques diverses : 360 millions d’électeurs inscrits, vivant dans 27 pays du Portugal à l’Estonie, et parlant 24 langues officielles de l’espagnol au suédois.

Les élections européennes permettent ainsi de mesurer les grandes tendances politiques du moment sur le continent.

Comme d’habitude, le Parti populaire européen (droite), qui réunit les formations conservatrices comme les Chrétiens-Démocrates allemands et les Républicains français, arrivera au premier rang. Les Sociaux-Démocrates (gauche), qui vont du Parti socialiste espagnol aux Démocrates italiens, seront toujours deuxièmes. Bien que leur députation ait diminué avec le temps, ces deux grandes familles modérées contrôlent le Parlement depuis 50 ans.

Portée par ses succès en Italie, en France et en Europe centrale, la droite radicale et ultra-conservatrice fera encore cette année des gains importants, confirmant son enracinement dans le paysage politique. Elle est au pouvoir à Rome et à Budapest, puissante à Varsovie et à La Haye, promise à un bel avenir à Paris. Bien qu’éclatée en deux partis, la droite de la droite pourrait arriver au troisième rang.

En apparence, les partis les plus pro-européens, qui avaient fait bonne figure aux élections de 2019, seront les principaux perdants de l’élection. Les libéraux de Renew souffrent de l’impopularité d’Emmanuel Macron qui leur fera perdre des députés en France. Les Verts, quant à eux, pâtissent de leur effondrement en Allemagne. En perte de vitesse, ces partis garderont néanmoins un pouvoir d’influence dans la prochaine législature.

Des élections de « second ordre »

Paradoxalement, les élections européennes ont tendance à porter tout autant sur la politique nationale. Les électeurs utilisent ce scrutin pour exprimer une opinion, généralement négative, sur leur propre gouvernement.

Qu’ont en commun les partis pro-européens en perte de vitesse? Être au gouvernement depuis quelques années en France (libéraux) et en Allemagne (Verts). Le désir de changement au niveau national leur nuit au niveau européen.

Le mode de scrutin proportionnel accentue aussi la voix des partis protestataires qui peuvent ensuite utiliser le Parlement de Strasbourg comme un tremplin. Le Front National de Jean-Marie Le Pen et le UK Independence Party de Nigel Farage ont connu leurs premiers succès aux élections européennes.

Les élections européennes ont tendance à porter tout autant sur la politique nationale. Les électeurs utilisent ce scrutin pour exprimer une opinion, généralement négative, sur leur propre gouvernement.

L’UE n’est pas une démocratie pire que les autres

Malgré leur caractère singulier, les élections européennes auront un impact considérable sur le gouvernement de l’UE. Le Parlement doit approuver la composition de la Commission européenne, l’exécutif proposé par les chefs d’État et de gouvernement. On ne sait pas si Ursula von der Leyen obtiendra un deuxième mandat, mais il à peu près certain que le ou la présidente de la Commission sera issu des rangs de la droite modérée.

Surtout, le Parlement façonne l’agenda législatif de l’UE. Conformément au principe fédéral, les lois européennes doivent être co-légiférées par les députés, élus au suffrage direct universel, et les gouvernements des États-membres. À rebours des idées eurosceptiques, l’UE est une institution aussi démocratique que la plupart de ses États.

Mais ses compétences sont limitées à ce que les gouvernements nationaux veulent bien lui laisser : par exemple, même si les électeurs disent que leurs priorités sont les droits sociaux, ceux-ci ne font pas vraiment partie des compétences européennes.

Immigration, écologie : les victimes de l’élection

D’autres compétences, en revanche, sont du ressort de l’UE. En scrutant les campagnes nationales, on peut identifier deux grandes tendances de cette élection.

Premièrement, l’installation durable du sentiment anti-immigration. L’UE a beau avoir adopté un Pacte sur la migration et l’asile qui vise à limiter l’immigration irrégulière, celle-ci demeure un enjeu porteur pour la droite radicale.

Aujourd’hui, la droite modérée, le centre et même une partie de la gauche reprennent le discours anti-immigration, formulant un programme « social-nativiste » qui défend les acquis du « modèle social européen », mais au bénéfice exclusif des citoyens de longue date.

Deuxièmement, le ressac anti-écologiste. Ursula von der Leyen s’est appuyée sur un consensus fort mais temporaire au sein du Parlement, de la droite à la gauche, pour faire adopter en 2020 le plus ambitieux programme environnemental au monde, le Pacte vert.

Depuis, la mobilisation anti-écologiste prend de l’ampleur en Europe : elle réunit les agriculteurs néerlandais, les propriétaires de maison allemands et les automobilistes français qui s’opposent aux coûts de la transition énergétique. En conséquence, la droite modérée et le centre renient une partie de leurs engagements.

Une Europe plus conservatrice, mais pas nécessairement extrémiste

Depuis une décennie, la popularité croissante des partis protestataires fait craindre un délitement de l’UE, voire sa désintégration.

Il y a deux raisons de ne pas exagérer cette possibilité. D’abord, les partis modérés demeureront largement majoritaires au sein d’un Parlement qui a l’habitude de fonctionner sur le principe de « grandes coalitions » entre la droite, le centre et la gauche.

Ensuite, la plupart des partis de la droite radicale se sont détournés du discours europhobe pour embrasser l’ultra-conservatisme d’une Europe des valeurs traditionnelles et des frontières. Ces partis demeurent souverainistes mais, pour l’instant, l’échec du Brexit semble les avoir inoculés contre le séparatisme.

Deux figures politiques représentent cette Europe ultra-conservatrice qui a le vent dans les voiles. La présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a transformé son mouvement néo-fasciste en un parti « respectable », modéré sur les questions internationales bien que férocement anti-LGBT. Ayant fait le chemin inverse, le premier ministre hongrois Viktor Orban est passé de la famille libérale au populisme le plus radical : au discours anti-LGBT et anti-immigration, il ajoute une hostilité croissante à l’État de droit et une sympathie évidente pour Poutine et Trump.

Pourtant, ni Orban ni Meloni ni, pourrait-on ajouter, Marine Le Pen, ne remet en cause l’adhésion de son pays à l’UE.

Et l’Ukraine?

Il est difficile d’évaluer le rôle joué par la guerre en Ukraine dans cette élection. En principe, la guerre a le potentiel de transformer l’UE en un véritable acteur géopolitique doté de capacités militaro-industrielles.

Pour l’instant, le sujet de l’« autonomie stratégique » ne domine pourtant pas l’élection. En France, Emmanuel Macron semble avoir échoué à se positionner comme le défenseur d’une Europe indépendante contre un Rassemblement national inféodé à Moscou. Mais en Allemagne, la popularité précoce du parti de la droite radicale, Alternative für Deutschland, a été émoussée par les scandales d’espionnage au profit d’intérêts russes et chinois.

Le portrait est donc contrasté : si les citoyens européens demeurent très largement pro-ukrainiens, une minorité de leaders de la droite (et de la gauche) radicales militent en effet pour la victoire de la Russie. Entre le fatalisme qui distille son poison au sein d’une opinion publique fatiguée et la volonté politique sans précédent d’armer l’Europe contre la menace russe, l’élection permettra de clarifier les choix.

Article rédigé par:

Professeur et directeur, Département de science politique de l’Université de Montréal
Les opinions et les points de vue émis n’engagent que leurs auteurs et leurs autrices.