« Au début, on a pensé que la démocratie nous avait été donnée une fois pour toutes », écrit dans la revue The Atlantic du 16 octobre 2023 Anne Applebaum, à l’occasion d’une analyse de l’élection polonaise qui s’est achevée, la veille, par une victoire-surprise de l’opposition libérale et pro-européenne. La journaliste américaine, auteure de plusieurs livres, est une fine observatrice de la scène politique polonaise et européenne. Sa réflexion fait référence à une autre victoire surprise, celle de juin 1989 quand, en échappant à la mainmise de Moscou, malgré le contrôle total du gouvernement sur l’armée, la police, les médias, les Polonais ont voté pour l’opposition démocratique. Une grande victoire qui a donné l’espoir à tant d’autres.
Dans les années qui ont suivi, la Pologne a rejoint l’Union européenne et l’OTAN. Sixième économie d’Europe, elle a poursuivi sa marche vers la démocratie et la prospérité. Étourdis par toutes ces libertés nouvellement acquises, la grande majorité des Polonais ne se sont pas rendu compte à quel point cette démocratie tant désirée pouvait être fragile.
Un rêve brutalement interrompu
C’était comme un rêve éveillé qui a été brutalement interrompu en 2015, au moment où le Parti Droit et Justice (PiS) fondé par les jumeaux Kaczynski, Lech et Jaroslaw, a gagné les élections législatives, démocratiquement, faut-il le rappeler, avec un score d’un peu plus de 35 %. Cette victoire a été rendue possible grâce, entre autres, à l’utilisation habile par Jaroslaw, de la mort tragique de son frère jumeau, Lech, président du pays, de sa femme et de plusieurs dizaines de dignitaires polonais, dans l’écrasement de l’avion gouvernemental qui les emmenait, en 2010, à Smolensk, en Russie. Ils devaient y assister, en compagnie de Vladimir Poutine, à une commémoration historique d’un massacre perpétré par les Soviétiques sur des milliers de membres de l’élite polonaise quelque 70 ans plus tôt.
Populiste de droite, xénophobe et hostile à Bruxelles, malgré les dotations énormes en provenance de l’Union européenne dont jouissait Varsovie, le PiS a réussi, en quelques années, à fouler au pied la démocratie. Son second mandat, avec un score supérieur (près de 44 %) et une majorité absolue au Parlement, lui a permis d’avoir les coudées plus franches encore. Il a commencé la destruction systématique de l’État de droit : de moins en moins de séparation entre les trois pouvoirs, destruction des contre-pouvoirs et bien sûr un contrôle de plus en plus grand des médias d’information, surtout publics, devenus de véritables outils de propagande, comme à l’époque communiste.
La démocratie que les Polonais ont mis 25 ans à construire a pris 5 à 6 ans à être pervertie au point qu’on pouvait désormais considérer ce pays de 38 millions d’habitants comme une démocratie illibérale. À l’image de la Hongrie de Viktor Orban, sur qui les dirigeants du PiS ont largement pris l’exemple. Avec son lot de corruption généralisée, d’enrichissement spectaculaire de certains politiciens et individus liés au pouvoir, jouissant d’une impunité exceptionnelle.
Face à la montée inquiétante des populismes et de l’extrême droite dans presque tous les pays de l’Union européenne, il est important de bien saisir le cas polonais.
Une société civile réactive
Mais contrairement à la Hongrie, le PiS n’a pas réussi à museler toute la presse ni à détruire tous les contre-pouvoirs. La société civile est restée active, notamment les femmes, dont la grande majorité n’a jamais accepté la réduction de ses droits reproductifs. Dans un grand sursaut démocratique, faisant mentir les sondages, l’opposition, avec à sa tête l’ex-premier ministre et ex-président du Conseil européen, Donald Tusk, a finalement réussi à s’unir et a gagné les élections parlementaires. Un vent d’espoir a soufflé sur toute l’Europe.
C’est une participation sans précédent, surtout parmi les jeunes et les femmes, qui a rendu possible ce « miracle ». Globalement, elle a dépassé de 13 % le taux de participation de l’élection précédente. Dans les grandes villes comme Varsovie, Cracovie, Gdansk, la participation a été de près de 83 %! De quoi faire rougir d’envie nombre de démocraties dans le monde!
Mais les élections libres ne sont pas une baguette magique qui permet de renverser la vapeur et de revenir sur le chemin de l’État de droit en un rien de temps. Le nouveau Parlement et le nouveau gouvernement polonais, formés en décembre 2023, ne sont pas au bout de leurs peines. Les réformes introduites au cours des huit années du PiS, dont plusieurs étaient carrément anticonstitutionnelles, ne sont pas faciles à défaire.
Ainsi, quand le nouveau ministre de la Culture a appelé à la barre un tout nouveau directeur de la télévision d’État, avec l’intention d’en faire, comme avant, une véritable institution publique et pluraliste, des dizaines de députés du PiS, avec à leur tête Jaroslaw Kaczynski lui-même, sont allés occuper l’édifice. Toute proportion gardée, cela rappelait l’attaque contre le Capitole par les partisans du président Trump. Les perdants qui n’acceptent pas leur défaite électorale et n’entendent pas céder le pouvoir. Ce bras de fer a duré plusieurs jours.
Ce n’était qu’un prélude à toutes les difficultés qui se dressent devant la coalition au pouvoir sur le chemin du retour à l’État de droit. Les changements qui ont transformé en profondeur le système juridique polonais, son assujettissement dans une grande mesure au parti au pouvoir, s’avèrent particulièrement compliqués à supprimer. D’autant plus que l’actuel président, Andrzej Duda, est plus qu’un fidèle de Jaroslaw Kaczynski. C’est un obligé! Depuis le mois d’octobre, il fait tout pour bloquer les réformes entreprises par la coalition gagnante du 15 octobre. La prochaine élection présidentielle aura lieu en juillet 2025.
Pour de nombreux observateurs de la scène politique polonaise, il était minuit moins cinq quand le PiS a perdu le pouvoir. Un autre mandat lui aurait probablement permis de verrouiller complètement le système, l’emmenant définitivement sur la voie de l’autocratie.
Comme en 1989, en 2023 la Pologne a indiqué la voie. Les Polonais, faisant preuve d’une maturité civique exceptionnelle, ont montré qu’un sursaut démocratique était possible, que l’illibéralisme n’était pas inéluctable. Mais le rôle de l’Union européenne, dont la Pologne fait partie depuis 2004, a aussi été essentiel. Les différents mécanismes dont elle dispose pour protéger les États membres des dérives autoritaires ont joué un rôle clé.
À plusieurs reprises, des décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme ont conclu qu’il y a eu violation des articles 1 et 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme de la part des autorités de Varsovie. Pas moins de 90 plaintes venant de Pologne ont été introduites à la CEDH par des particuliers entre 2015 et 2022. Également, en 2023, la Commission européenne a gelé les fonds de relance post-Covid (36 milliards d’euros) attribués à Varsovie en réponse au contrôle politique sur le système de justice. À l’approche des élections législatives d’octobre 2023, pour les mêmes raisons, elle aurait également brandi la menace de geler 75 autres milliards d’euros alloués à Varsovie dans le cadre du budget européen 2021-2027.
Les partis extrémistes toujours présents
Tous ces mécanismes, destinés à protéger l’État de droit dans les pays membres, ont contribué ultimement à la défaite des apprentis autocrates de Varsovie. Il n’est pas du tout certain que sans le parapluie de Bruxelles les Polonais auraient été capables de renouer avec la démocratie.
Force est d’admettre que l’UE a eu moins de succès avec Budapest. Viktor Orban s’est avéré plus habile et plus sournois que les dirigeants polonais, et la Hongrie est aujourd’hui ce que certains appellent une autocratie électorale. Pire, l’homme fort de Budapest, à la tête d’un pays de moins de 10 millions d’habitants, arrive régulièrement à tenir en otage les 26 autres membres de l’UE, avec une population de 448 millions.
Que ce soit dans le dossier ukrainien (Orban a choisi son camp et il est de côté de Moscou) ou dans celui des migrants, il ne se gêne pas pour brandir son droit de veto. Il n’y a que le chantage à l’argent qui peut le faire plier, comme en ce tout début de février 2024, dans le dossier de l’aide de 50 milliards d’euros à l’Ukraine. Menacé de ne pas recevoir sa part du Fonds de relance européen, le mouton noir de l’Europe a finalement voté avec les autres.
Face à la montée inquiétante des populismes et de l’extrême droite dans presque tous les pays de l’Union européenne, il est important de bien saisir le cas polonais. Aujourd’hui de Stockholm ou Rome où les partis d’extrême droite sont au pouvoir ou font partie de la coalition au pouvoir (Fratelli d’Italia et Démocrates de Suède) à Berlin où l’AfD, Alternative pour l’Allemagne a le vent en poupe, il faut voir que ces formations politiques ne sont pas des partis comme les autres. Presque tous ont dans leurs cartons des réformes antidémocratiques. Si les Polonais ont fait la preuve qu’on peut réussir à battre dans les urnes les ennemis de la démocratie, la scène politique polonaise actuelle prouve que la route du retour à l’État de droit est difficile et semée d’embûches. À un certain moment elle pourrait s’avérer impossible.