Le 21 mars dernier, le Sénat français votait contre la ratification de l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne (UE). La grande question que ce vote pose est la suivante : qu’est-ce que cela veut dire pour le futur de l’accord et des relations commerciales entre le Canada et l’Europe ?
La dénonciation de l’AECG suivant le droit européen
Avant de répondre à cette question, il faut souligner que l’AECG s’applique de manière provisoire depuis septembre 2017. Cela signifie qu’environ 95 % de l’Accord est en vigueur en attendant que tous les parlements des États membres de l’UE le ratifient. Une fois ces ratifications conclues, l’Accord s’appliquera en totalité. Les 5 % manquants touchent surtout les investissements et le mécanisme de règlements des différends entre investisseurs et États, une compétence dite « mixte » au sein de l’UE que se partagent les États membres et les institutions supranationales européennes.
A l’heure actuelle, 17 États membres de l’UE ont achevé la ratification nationale : Allemagne, Autriche, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Portugal, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Suède. Les États membres n’ayant pas encore ratifié l’AECG sont les suivants : Belgique, Bulgarie, Chypre, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Pologne et Slovénie.
L’enjeu pour le Canada et l’UE est de savoir ce qui se passera si un ou plusieurs États membres ne sont pas en mesure de le ratifier. En effet, si le Conseil européen reçoit une notification d’un État membre indiquant que ce dernier ne peut ratifier l’Accord, l’application provisoire pourrait être remise en cause.
En effet, selon une Déclaration du Conseil européen datant du 27 octobre 2016, « [s]i la ratification de l’AECG échoue de façon définitive […] à la suite de l’aboutissement d’un autre processus constitutionnel et d’une notification officielle par le gouvernement de l’État concerné, l’application provisoire devra être et sera dénoncée ».
Cependant, toujours suivant cette Déclaration : « [l]es dispositions nécessaires seront prises conformément aux procédures de l’UE ». Cette phrase ouvre la porte à une procédure adaptée pour s’assurer que l’AECG puisse survivre, du moins les 95 % de l’Accord qui relèvent de la compétence exclusive de l’UE. Dans ce cas, les portions relevant uniquement des compétences supranationales pourront continuer à s’appliquer à moins que 15 pays de l’Union, représentant 65 % de la population, votent à son encontre.
Il est donc fort probable, dans le cas d’une notification, que les États membres de l’UE et le Parlement européen s’entendent pour transformer l’application provisoire de l’AECG en application permanente pour les portions relevant de compétences exclusives de l’UE.
Pour l’heure, le vote au Sénat français n’a pas d’impact juridique sur l’application provisoire de l’AECG, lequel continue à régir les relations commerciales entre le Canada et l’UE.
Les suites à venir du côté de la France
Pour l’heure, le vote au Sénat français n’a pas d’impact juridique sur l’application provisoire de l’AECG, lequel continue à régir les relations commerciales entre le Canada et l’UE. Le commerce entre les deux peut donc continuer à opérer.
La donne pourrait néanmoins changer dans les prochaines semaines si la question est portée devant l’Assemblée nationale française. En effet, le balancier constitutionnel français exige maintenant que l’Assemblée nationale se prononce sur la question. On se rappelle que les députés avaient voté en faveur de l’AECG en 2019.
La date à laquelle cette avenue pourrait se concrétiser demeure néanmoins incertaine. En effet, les communistes exigent que le gouvernement fasse voter le projet de loi entérinant la ratification de l’AECG dans les plus brefs délais, menaçant d’utiliser leur « niche » du 30 mai pour faire inscrire le sujet à l’ordre du jour.
Quant au ministre délégué au Commerce extérieur, Franck Riester, il refuse que la question fasse l’objet d’une instrumentalisation dans le cadre des élections européennes qui auront lieu en France le 9 juin prochain et souhaite un débat apaisé après ce scrutin.
Peu importe la date, la question devra éventuellement faire l’objet d’un nouveau vote par l’Assemblée nationale française. L’issue de ce dernier demeure néanmoins incertaine compte tenu des équilibres politiques actuels.
Dans l’éventualité d’un vote négatif à la chambre basse, le président Emmanuel Macron devra ensuite choisir entre notifier ou non le résultat du vote aux autorités européennes. En effet, la décision commune des deux chambres du Parlement français devra être notifiée à Bruxelles afin de produire ses effets.
Sans notification, le traité continuera à s’appliquer de manière provisoire. Il s’agit là de la situation prévalant depuis que le parlement chypriote a rejeté la ratification de l’AECG le 31 juillet 2020, sans le notifier officiellement au Conseil européen et à la Commission de l’Union européenne.
Comme pour Chypre, le gouvernement français risque fort probablement d’attendre que les astres politiques soient alignés, possiblement à la suite de concessions venant de l’UE, avant de soumettre un nouveau projet de loi sur la ratification de l’AECG et ainsi reprendre le processus de ratification à nouveau.
Le Canada doit-il s’inquiéter ?
Pour le Canada, cette histoire de vote au Sénat français peut inquiéter, mais en réalité il n’y a pas lieu de s’en faire.
Si jamais un gouvernement d’un État membre de l’UE devait notifier aux autorités européennes le fait que son pays est incapable de ratifier l’AECG, un scénario est déjà envisageable. Une négociation s’ensuivrait fort probablement pour extraire les portions « mixtes » de l’accord et ainsi transformer l’application provisoire de l’AECG en une application permanente.
Dans ce dernier cas, est-ce que le Canada accepterait une telle modification de l’Accord sans condition ? Le gouvernement fédéral pourrait en profiter pour demander certaines concessions. Cependant, « rouvrir l’Accord » pourrait compliquer la tâche des Européens, et ainsi mettre en péril l’Accord lui-même. Il est donc peu probable que le Canada prenne un tel risque.
En somme, les relations commerciales canado-européennes ne sont pas réellement menacées. L’AECG apparaît dès lors comme l’emblème de l’adage « il n’y a que le provisoire qui dure ».