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Les ambitions chinoises dans l’Arctique sont-elles une menace pour le Canada?

Dans le contexte des changements climatiques et des tensions géopolitiques entre grandes puissances, on a observé un intérêt grandissant de la Chine pour l’Arctique, pour les enjeux de souveraineté, pour l’abondance supposée de ressources naturelles et pour l’ouverture possible de nouvelles routes maritimes. Ainsi, avec une guerre contre l’Ukraine qui s’enlise, la Russie s’efforce de ménager son principal appui, la Chine, tout en contenant les ambitions arctiques de Pékin en matière d’exploitation pétrolière et minière, et de développement de la navigation arctique – car Moscou craint l’affirmation de la Chine en Arctique.

En août 2013, le premier transit du passage du Nord-Est, au nord des côtes sibériennes, par un navire de commerce chinois, le Yongsheng de la compagnie d’État COSCO, illustrait-il déjà les ambitions arctiques de Pékin ? En 2017, le brise-glace chinois Xuelong a également traversé le passage du Nord-ouest dans les eaux arctiques canadiennes. Cet intérêt réel pourrait-il menacer les positions canadiennes ?

Un désaccord avec les États-Unis

Dans l’Arctique canadien, Ottawa affirme depuis les années 1970 sa souveraineté sur les eaux de l’archipel arctique. Cette revendication se traduit notamment, aux yeux du Canada, par le statut d’eaux intérieures pour le passage du Nord-ouest (PNO). Cette position canadienne est contestée par les États-Unis, qui estiment que le PNO est un détroit international, et donc ouvert à la navigation de tous, sans restriction possible de la part du Canada.

En 1969, avec le transit du pétrolier américain Manhattan, puis en 1985, avec le transit du brise-glace américain Polar Sea, les relations s’étaient tendues entre les deux voisins. En 1988, un accord sur la coopération dans l’Arctique avait permis de trouver un modus vivendi entre Ottawa et Washington, qui étaient convenus de ne pas être d’accord sur le statut du PNO.

Ce désaccord est ancien, il remonte donc aux années 1970 environ, lorsque peu à peu s’est développée la position canadienne. Il n’a donc rien à voir avec les changements climatiques, qui certes font fondre la banquise et ouvrent aujourd’hui la perspective d’une navigation plus active dans ce passage.

La Chine s’intéresse de plus en plus à l’Arctique

L’intérêt de la Chine pour l’Arctique semble être un phénomène assez récent. C’est d’abord en Antarctique, dès 1985, qu’elle développe des stations de recherche. Ce n’est qu’en 2004 qu’elle a ouvert son unique station de recherche en Arctique, au Svalbard.

Depuis, la Chine a manifestement déployé de grands efforts pour rattraper son long silence en Arctique. La Chine a officiellement demandé en 2007 à être observateur au Conseil de l’Arctique, l’instance de coopération politique régionale. Elle a lancé un 2e brise-glace en 2019 et un troisième suivra en 2025. Pékin a déjà proposé à Moscou d’escorter des convois avec ses bâtiments le long de la Route maritime du Nord (RMN), une proposition pour l’heure refusée par la Russie. La compagnie maritime COSCO est active dans la RMN depuis 2013 avec quelques navires par année, et une autre compagnie chinoise a débuté les transits de porte-conteneurs en 2023. Des compagnies pétrolières chinoises sont actives dans des projets en Sibérie et quelques compagnies minières chinoises ont des projets dans l’Arctique canadien – en 2020, le gouvernement fédéral a rejeté le projet de reprise de la mine de TMAC par la minière chinoise Shandong Gold.

Les intérêts de la Chine en Arctique se sont ainsi trouvés au cœur de discussions académiques où ce sujet a un temps été traité avec peu de réserve, plusieurs scientifiques chinois invitent leur gouvernement à changer sa position de neutralité en s’engageant davantage dans le processus de délimitation des zones de souveraineté en Arctique et du partage des ressources de cette région du monde, voire mettent en avant l’idée que les ressources arctiques doivent relever du patrimoine de l’humanité et non des droits souverains des États arctiques, positions dont la presse chinoise s’est aussi faite l’écho.

Si aujourd’hui les publications chinoises, officielles comme émanant de la presse ou d’universitaires, se montrent plus modérées, la position politique chinoise demeure ambiguë.

La position chinoise sur le passage du Nord-ouest

À ce titre, le transit du brise-glace chinois Xuelong à travers le passage du Nord-Ouest en 2017 aurait pu être l’occasion de valider la position chinoise. Le bâtiment a déjà transité plusieurs fois à travers la RMN et il est probable que la Chine ait validé qu’elle avait la permission de Moscou. Mais il n’y avait jamais eu de transit du Xuelong dans l’archipel arctique canadien. Afin soit de demeurer neutre dans le différend canado-américain, ou de maintenir ses options, la Chine a présenté le voyage de son navire comme une « recherche scientifique marine » (marine scientific research), qui relève d’un statut différent du transit d’un navire ordinaire : ce statut suppose le consentement de l’État côtier, effectivement demandé auprès du Canada, mais demeure distinct du transit possible de navires commerciaux. Ainsi, « dubbing their transit a science expedition allowed China to keep everyone happy without giving away its own position on whether it should be allowed to transit without Canada’s consent for commercial or other purposes » écrit Lindsay Rodman dans une analyse de 2018. De fait, la Chine demeure discrète sur sa position par rapport à la revendication canadienne de souveraineté sur le passage du Nord-ouest.

À plusieurs reprises, des discussions avec des chercheurs chinois spécialistes des affaires arctiques ont souligné qu’ils ne comprenaient guère comment Ottawa pouvait défendre ses prétentions à la souveraineté sur le PNO. Ces avis universitaires ne sont pas officiels, bien entendu, mais ils témoignent du prisme à travers lequel une bonne partie de la communauté académique chinoise perçoit la question du statut des passages arctiques, dont la souveraineté canadienne ou russe est perçue par la Chine comme un frein potentiel au développement des routes polaires de la soie.

C’est afin de lever ces ambiguïtés que la Chine a publié, en janvier 2018, son livre blanc sur sa politique arctique, China’s Arctic Policy. Ce document, probablement rédigé à l’intention du public des États arctiques, fait écho à l’ambiguïté, réelle ou supposée, que nombre d’observateurs occidentaux prêtent à la posture chinoise en Arctique. Il semble chercher à rassurer : on y recense, sur 14 pages, 45 fois le concept de coopération ; 22 fois le concept de respect de la Chine envers les États, les sociétés, les institutions arctiques et internationales, à une nuance près exposée ci-dessous.

Pourtant, le document n’est pas exempt d’ambiguïtés, encore une fois. Certes, la Chine reconnaît explicitement la souveraineté des États arctiques. Mais elle demeure silencieuse sur les points de friction, comme les passages arctiques. « States from outside the Arctic region do not have territorial sovereignty in the Arctic, but they do have rights in respect of scientific research, navigation, overflight, fishing, laying of submarine cables and pipelines in the high seas and other relevant sea areas in the Arctic Ocean, and rights to resource exploration and exploitation in the Area, pursuant to treaties such as UNCLOS and general international law» précise cette politique arctique de la Chine.

Cette affirmation, dans un contexte de perception d’une possible menace chinoise, souligne les droits de la Chine dans la région et ne contribue guère à dissiper les malentendus. La Chine place le droit international comme principe de la gouvernance arctique, en soulignant que, si elle respecte les États arctiques, ceux-ci doivent également la respecter, y compris dans sa définition de la Chine comme État « du proche Arctique ». Cette insistance sur les droits des États tiers laisse perplexe : la Chine a-t-elle le sentiment que l’on cherche à l’exclure de l’Arctique ? Ou entretient-elle des vues sur certains points de droit, comme le statut des passages arctiques, un point cher aux yeux du Canada comme de la Russie ?

La Chine coopère comme observateur au sein du Conseil de l’Arctique ; a signé le traité de 2018 sur la pêche dans l’océan Arctique central; et ses entreprises respectent la réglementation des États où elles œuvrent. Il est donc difficile d’affirmer que la Chine constitue une menace.

Conclusion

De fait, c’est une certaine ambiguïté qui caractérise la position chinoise dans l’Arctique. Pékin ne conteste pas officiellement la position canadienne sur le PNO ; mais elle ne la reconnaît pas et utilise des dispositions juridiques pour éviter de le faire. Cependant, la Chine coopère comme observateur au sein du Conseil de l’Arctique ; a signé le traité de 2018 sur la pêche dans l’océan Arctique central; et ses entreprises respectent la réglementation des États où elles œuvrent. Il est donc difficile d’affirmer que la Chine constitue une menace – elle maintient ses options.

Article rédigé par:

Professeur au Département de géographie de l’Université Laval
Les opinions et les points de vue émis n’engagent que leurs auteurs et leurs autrices.