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Le « pivot » américain vers l’Asie est toujours d’actualité

En 2011, les États-Unis annonçaient un « pivot vers l’Asie », une stratégie visant à faire de la région sa priorité en matière de politique étrangère. Ce pivot de l’administration Obama, ensuite rebaptisé « rééquilibrage », était fondé sur le fait que le centre de gravité politique et économique du monde se déplaçait rapidement vers la région, en grande partie attribuable à la montée en puissance de la Chine. La priorisation de l’Asie s’est poursuivie, non sans heurts, durant la présidence de Trump, dans le cadre de sa stratégie pour une « région indopacifique libre et ouverte » (Free and Open Indo-Pacific), puis aujourd’hui sous l’administration Biden.

Des succès mitigés

Cette réorientation stratégique à long terme, qui comprenait au départ des volets politique, économique et militaire, a eu jusqu’ici des succès mitigés. Bien que Washington ait renforcé ses liens diplomatiques et militaires avec plusieurs partenaires asiatiques, le retrait des États-Unis de l’Accord de partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), annoncé par le président Trump peu de temps après son entrée à la Maison-Blanche en 2017, a remis en question la capacité des États-Unis d’être un acteur central du commerce régional.

Puis, l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, lancée le 24 février 2022, a provoqué le plus grand chamboulement de l’échiquier géopolitique mondial depuis la fin de la Guerre froide en 1991. En réponse à l’agression russe, des dizaines de pays ont coupé leurs liens avec Moscou, accélérant la division du monde entre un bloc centré autour de la Chine et de la Russie, et un autre centré autour des États-Unis et de l’Europe. Afin d’empêcher Moscou d’atteindre ses objectifs géostratégiques, les États-Unis ont offert un appui financier et militaire considérable à l’Ukraine. Depuis le début de la guerre, les États-Unis ont accordé plus de 40 milliards de dollars en aide militaire, qui s’ajoute à plus de 30 milliards de dollars en aide financière et humanitaire. L’Ukraine est aujourd’hui de loin le principal bénéficiaire de l’aide étrangère des États-Unis. En à peine plus de deux ans, le regard américain s’est donc soudainement tourné vers l’Europe, et ensuite vers le Moyen-Orient, où le risque d’escalade de la guerre à Gaza, provoquée par l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre dernier, demeure élevé.

Dans ce contexte, il y a lieu de se demander si l’instabilité mondiale et l’attention portée à l’Ukraine et Israël ne mettent pas en péril la stratégie américaine pour l’Indo-Pacifique. Compte tenu des ressources investies dans la défense de leurs alliés à l’extérieur de l’Asie, les États-Unis doivent-ils revoir à la baisse leurs ambitions pour la région? Le rééquilibrage américain vers l’Asie est-il toujours d’actualité?

Des ressources limitées

Les ressources humaines et financières du gouvernement américain, et plus particulièrement du Département d’État, responsable de la politique étrangère, sont importantes, mais elles ne sont pas illimitées. Les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient accaparent une grande partie de l’agenda diplomatique des responsables de haut niveau et des stratégistes américains. La liste des comptes rendus officiels du Département d’État durant les quatre premiers mois de 2024 donne une bonne idée de la teneur de cet agenda. Ces documents sont publiés après chaque rencontre ou appel d’un haut responsable du Département d’État avec son homologue étranger, et constituent ainsi un reflet de ce qui occupe actuellement le gouvernement américain en matière de politique étrangère. Entre janvier et avril 2024, sur 189 comptes rendus officiels, 85 concernaient le conflit à Gaza et 36 la guerre en Ukraine, contre 48 concernant la région indo-pacifique. Compte tenu des intérêts politiques et économiques des États-Unis en Europe et au Moyen-Orient et du déroulement de deux conflits destructeurs, il n’est dès lors pas surprenant que plus de 60 % des contacts diplomatiques de haut niveau du Département d’État y soient consacrés.

Cela veut-il dire pour autant que Washington a changé son approche envers l’Asie et rendu la région moins prioritaire? Rien n’indique que cela soit le cas. Bien que dans l’immédiat, les dossiers les plus urgents ne concernent pas l’Indo-Pacifique, ses ambitions et objectifs à moyen et à long terme dans la région demeurent les mêmes : maintenir la position américaine, renforcer des alliances et partenariats lui permettant de faire avancer ses intérêts, et contenir les ambitions géostratégiques de la Chine.

À cet égard, les principaux développements de la diplomatie américaine envers l’Asie depuis le début de l’invasion russe sont probants. Les relations avec le Japon, son allié le plus important, où sont déployés environ 50 000 soldats américains, sont plus étroites que jamais. Ces dernières années, la coopération s’est étendue bien au-delà des questions militaires, incluant aujourd’hui les domaines de la cybersécurité, de l’espace, de la sécurité économique et des chaînes d’approvisionnement, pour ne nommer que ceux-là. Sous l’impulsion de l’administration Biden, la coopération trilatérale entre les États-Unis, le Japon et la Corée du Sud – un autre allié clé – a connu une importante renaissance, après des années de tensions historiques entre les deux pays asiatiques.

De plus, le 11 avril 2024, le président Biden accueillait à la Maison-Blanche le premier ministre japonais Kishida Fumio et le président Ferdinand Marcos Jr des Philippines, un autre allié des États-Unis, pour leur tout premier sommet trilatéral. Les trois leaders se sont engagés à augmenter leur coopération dans plusieurs domaines, incluant la défense et la sécurité. Moins de deux semaines plus tard, les États-Unis et les Philippines commençaient des exercices maritimes en mer de Chine méridionale, où Manille et Beijing s’opposent dans un conflit territorial.

Il y a lieu de se demander si l’instabilité mondiale et l’attention portée à l’Ukraine et Israël ne mettent pas en péril la stratégie américaine pour l’Indo-Pacifique.

Les autres Occidentaux « pivotent » aussi vers l’Asie

En plus d’une coopération accrue entre les États-Unis et ses alliés asiatiques, de nombreux autres pays occidentaux ont procédé à leur propre « pivot » vers l’Asie, ce qui contribue à faire avancer les intérêts américains dans la région. La plupart des pays européens ont élaboré une stratégie pour l’Indo-Pacifique ces dernières années, tout comme le Canada, qui a publié la sienne en novembre 2022. Tous ces pays se sont engagés à augmenter leur présence et à approfondir leurs partenariats dans la région, ce qui va dans le sens des objectifs de Washington, qui souhaite intégrer ses alliés dans différents mécanismes de coopération en matière de sécurité, ce que l’ancien président Obama appelait un « réseau de sécurité basé sur des principes communs ».

L’engagement américain est motivé en premier lieu par les défis que pose l’ascension de la Chine. Si les relations sino-américaines se sont récemment stabilisées après avoir atteint un niveau dangereusement bas en 2023, elles demeureront caractérisées par la rivalité et la concurrence, en raison de leurs objectifs fondamentalement irréconciliables. Depuis l’administration Trump, la Chine est au cœur des préoccupations géopolitiques de Washington, ce qui s’est traduit par une réattribution des ressources existantes de plusieurs départements du gouvernement vers la gestion de la relation avec la Chine, et plus largement vers la région.

Le passé n’est cependant pas garant de l’avenir, et l’évolution de l’approche américaine envers la région indo-pacifique n’est pas linéaire. Celle-ci est influencée par une panoplie de facteurs, dont la politique intérieure. Une victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle de novembre 2024 pourrait sonner le glas de cette période d’engagement américain dans la région, ou à tout le moins signifier le retour de son approche transactionnelle et de son indifférence pour les alliés traditionnels des États-Unis. En plus de sa décision de retirer son pays du PTPGP, son mandat a été marqué par des frictions avec le Japon et la Corée du Sud, ainsi qu’une présence diplomatique moindre dans les sommets régionaux. Mais compte tenu de l’importance stratégique de la région et l’influence grandissante de la Chine, parions que l’Indo-Pacifique n’est pas près d’être ignorée

Article rédigé par:

Professeur auxiliaire, Temple University Japan
Les opinions et les points de vue émis n’engagent que leurs auteurs et leurs autrices.

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