Que faire en Haïti ? Cette question se pose avec acuité depuis plusieurs années et personne ne semble pouvoir y répondre clairement. Haïti est un cas parfait de dilemme des interventions humanitaires ou des opérations de paix organisées par l’Organisation des Nations unies (ONU) ou d’autres organisations internationales. Ce petit pays des Caraïbes a hébergé plus d’une demi-douzaine d’opérations visant sa stabilisation entre 1993 et 2023, sans résultats tangibles.
L’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021 a plongé le pays encore plus dans le chaos. Entre janvier et juin 2023, les gangs criminels ont tué plus de 2 000 personnes soit une augmentation de presque 125 % par rapport à la même période en 2022. À ces meurtres s’ajoutent les enlèvements et les viols. En l’absence de réponse du gouvernement, certains habitants ont eu recours à une « justice populaire », en créant le mouvement Bwa Kale. Ce mouvement a tué des centaines de personnes soupçonnées d’appartenir aux bandes criminelles. Or, malgré cette flambée de violence, la communauté internationale hésite encore à intervenir. Pour autant, le reste du monde peut-il rester les bras croisés alors que la population civile haïtienne est soumise aux crimes et exactions des bandes armées qui gangrènent le pays ?
Répondre à cette question n’est pas facile dans la mesure où les anciens intervenants comme le Brésil, le Canada, les États-Unis et plusieurs autres hésitent à y retourner. Pourquoi ? Malgré tous les efforts des acteurs externes, la situation en Haïti ne s’améliore pas. En fait, les nombreuses missions de l’ONU et des autres organisations internationales (Communauté des Caraïbes, Organisations des États américains) visent à chaque fois à répondre à la recrudescence de la violence et celle proposée il y a quelques semaines n’est pas vraiment différente à une exception près. Cette fois la population ne veut plus d’intervention internationale. Cela complique une situation déjà particulièrement difficile. D’où le manque d’empressement des volontaires potentiels à déployer du personnel sur place.
Une nouvelle mission de paix
Malgré ces hésitations, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la Résolution 2699 (2023) le 2 octobre 2023 visant à déployer une mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS) non onusienne en Haïti. La Chine et la Russie se sont toutefois abstenues. Le but principal de cette mission est de fournir un appui à la Police nationale d’Haïti (PNH) dans ses différentes fonctions et de préparer le terrain pour la tenue d’élections. Cela ressemble à un mauvais déjà-vu !
Le gouvernement du Kenya, à la demande des États-Unis, a néanmoins accepté de déployer 1 000 policiers pour entrainer et appuyer la PNH. La Jamaïque, les Bahamas et Antigua-et-Barbuda semblent aussi prêts à participer à cette mission. Le Canada et les États-Unis sont prêts à contribuer au financement et à la logistique de la mission. Au moment d’écrire ces lignes (novembre 2023), la mission est en attente, car la Haute Cour de Justice du Kenya, à la demande de juristes de l’opposition, a décidé de suspendre le déploiement de la force de police temporairement soi-disant parce que celui-ci serait non-constitutionnel. Le gouvernement refuse pour sa part de déployer ses policiers tant qu’ils n’auront pas reçu un entraînement adéquat ainsi que l’argent promis par les États-Unis c’est-à-dire 600 millions de dollars. Ces hésitations n’augurent rien de bon pour le déploiement des policiers kenyans prévu pour janvier 2024. Dans l’hypothèse où les 1000 policiers seraient enfin déployés, quelle pourrait être leur contribution à la sécurité d’Haïti ?
Le but de la MMAS est en premier lieu de lutter contre la violence des gangs et de rétablir un minimum de stabilité. Cette stabilité est nécessaire pour permettre la distribution de l’aide humanitaire aux populations civiles et pour empêcher les bandes criminelles d’opérer librement. Dans un deuxième temps, la MMAS a pour but de permettre à la société haïtienne de s’entendre sur la tenue d’élections et sur le développement d’une gouvernance démocratique. Au vu des nombreuses interventions passées, il est permis d’être pessimiste sur les chances de réussite d’une telle entreprise.
Toutefois, peu importe les solutions envisagées pour sortir Haïti de la crise, la première étape est le retour à un minimum de stabilité. D’où la nécessité de déployer une force militaire ou de police capable de rétablir le calme. La question qui se pose est de savoir si 1000 officiers de police pourront rétablir la stabilité. Comme l’ont démontré les anciennes opérations de l’ONU en Haïti, les efforts visant à renforcer la police du pays sont de peu d’effet s’ils ne sont pas accompagnés d’un renforcement simultané d’un système de justice efficace et non corrompu. Cela implique non seulement de former des magistrats et des avocats, mais aussi de développer un système pénal fonctionnel. Or, le processus de « réforme du secteur de la sécurité » (Security Sector Reform ou SSR en anglais) prend du temps et jusqu’à présent les interventions internationales n’ont jamais permis de véritablement développer le système de justice haïtien. Un des avantages de la force de police kényane sera sa chaîne de commandement unifiée et donc plus efficace qu’une force composite onusienne.
Le reste du monde peut-il rester les bras croisés alors que la population civile haïtienne est soumise aux crimes et exactions des bandes armées qui gangrènent le pays ?
Tenir des élections?
En ce qui concerne la tenue d’élections, une fois encore les expériences passées incitent à la prudence. Le principal problème concerne la classe politique haïtienne qui est profondément corrompue. Les élections, si elles devaient avoir lieu, ne résoudraient pas ce mal structurel qui gangrène la vie des Haïtiens depuis des décennies à moins que l’accord dit de Montana du 30 août 2021 soit adopté. Cet accord qui découle de la Conférence citoyenne pour une solution haïtienne à la crise regroupe des acteurs de la société civile et des membres d’organisations politiques qui veulent mettre un terme à l’instabilité politique et à la mauvaise gouvernance. Le but de l’accord est de permettre de combler les vides institutionnels aux niveaux exécutif, législatif et judiciaire ainsi que le bon accomplissement de leurs missions permanentes et continues. Le problème est que pour l’instant, le personnel politique en place cherche à se maintenir au pouvoir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’opposition accuse le premier ministre Ariel Henry d’avoir demandé l’envoi d’une force de police internationale en Haïti. Cela signifie que cette force de 1000 policiers devra rassurer les Haïtiens quant à son impartialité tout en essayant de mettre hors d’état de nuire des gangs accusés de collusion avec le pouvoir.
La MMAS devra donc composer avec un environnement difficile. En premier lieu, une population méfiante à l’égard de cette énième intervention internationale. Ensuite, la relative faiblesse de la mission – 1000 policiers comparés aux 6400 soldats et 1700 policiers de l’ancienne mission de l’ONU, la MINUSTAH – sera confrontée à la « professionnalisation » des gangs. En troisième lieu, la police kényane ne parle ni français ni créole et elle a la réputation de ne pas respecter les droits de la personne. Cela pourrait renforcer le sentiment de rejet des Haïtiens à l’égard de la MMAS. Un tel rejet peut avoir des résultats catastrophiques pour les intervenants extérieurs et pour la population locale. La Somalie en 1992-93 étant le meilleur exemple d’une mission ayant dégénérée en conflit ouvert entre la population et les soldats de la paix.
Enfin, le principal défi de la mission consistera à tenter de réformer une police nationale faible et corrompue. Tâche que les nombreuses missions, onusiennes ou non, n’ont jamais pu réaliser. Il ne reste qu’à espérer que cette fois-ci, le Kenya réussira là où les autres ont échoué.