Derrière le visage impassible de Vladimir Poutine qui envahit nos écrans dès qu’il est question de la Russie, il est crucial de se rappeler qu’il existe un immense pays, où des millions de personnes tentent, pour le meilleur ou pour le pire, de mener leur vie. Plus de deux ans après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, que pensent les Russes de cette guerre qui s’éternise, ravageant l’Ukraine et, plus récemment, atteignant même leur propre sol ?
Les études dressent un tableau paradoxal : la majorité des Russes ne veut pas de cette guerre, mais la soutient quand même.
Une guerre imposée
Pour rappel, le premier acte de cette guerre, en 2014, avait suscité une vague d’enthousiasme patriotique sans précédent en Russie. Les Russes avaient été quasiment unanimes à saluer le coup de force de l’annexion de la Crimée, qui, selon eux, rectifiait une erreur historique.
Cependant, cet engouement populaire ne s’étendait pas à l’intervention russe dans le Donbass. Cette opération s’est rapidement enlisée dans une guerre de position longue et coûteuse. Les va-t-en-guerre impérialistes, prônant déjà à l’époque une offensive sur Kyiv, se trouvaient isolés. Pendant les huit années de conflit dans le Donbass, la majorité des Russes se déclaraient opposés à une escalade, reconnaissant la souveraineté ukrainienne, à l’exception de la Crimée. Bref, à la veille de l’invasion de février 2022, les Russes ne voulaient pas d’une guerre à grande échelle.
Ralliement patriotique
Quand l’invasion démarre le 24 février 2022, c’est la stupeur en Russie. L’anxiété et la peur dominent dans les sondages. De nombreux Ukrainiens espèrent que cette indignation populaire provoquera un soulèvement contre Poutine. Ils seront amèrement déçus. Au contraire, la popularité de Poutine bondit, stoppant une érosion amorcée depuis l’impopulaire réforme des retraites en 2018. Aujourd’hui encore, plus de 70 % des Russes disent soutenir l’« opération militaire spéciale ».
Comment expliquer ce retournement ? Nul besoin de sonder les tréfonds de l’âme slave. Ce phénomène de ralliement patriotique est commun dans les pays en guerre. La Première Guerre mondiale en fournit plusieurs exemples éloquents, de même que les guerres d’Algérie, du Vietnam ou d’Irak. Dans tous ces cas, une majorité de citoyens des pays envahisseurs soutenaient initialement l’effort de guerre, malgré ses injustices flagrantes.
En Russie, le ralliement patriotique s’opère dans un contexte très particulier, celui d’un régime autoritaire de plus en plus oppressif. Une semaine après l’invasion, les protestations massives, mais diffuses contre la guerre sont brutalement interrompues par l’adoption d’une série de lois draconiennes. Les médias critiques sont fermés, certains réseaux sociaux interdits, et les médias étrangers expulsés. Une censure arbitraire criminalise toute critique de l’invasion, jusqu’à interdire l’usage du mot « guerre » lui-même.
Les taux de soutien élevés à Poutine et à la guerre dans les sondages masquent un mécontentement latent vis-à-vis de la conduite de la guerre. Ce qui inquiète avant tout les Russes, ce ne sont pas les souffrances des Ukrainiens, mais les conséquences pour leur propre pays
Des opinions fragmentées
Dans ce climat répressif, comment interpréter le soutien massif à la guerre dont rendent compte les sondages ? Faut-il remettre en cause leur fiabilité ? En réalité, les chiffres sont crédibles. Le Centre Levada, un institut de sondage réputé et indépendant, est reconnu pour la rigueur de ses enquêtes. Par ailleurs, des études ont démontré que les Russes ne sont pas plus nombreux que d’autres populations à cacher leurs vraies opinions lors des sondages ou à refuser d’y répondre.
Cependant, ces chiffres masquent une réalité bien plus nuancée. Les sondages produisent des réponses simples à des questions complexes, ils ne capturent pas toujours les motivations profondes derrière les positions exprimées. Heureusement, des équipes de sociologues russes indépendants, comme celles des projets Chronicles/Khroniki et du Laboratoire de sociologie politique, ont mené ces dernières années des milliers d’entrevues qui révèlent une société russe fragmentée.
Environ 20 % de la population s’opposent fermement à la guerre, même si cela signifie s’opposer à Poutine. Bien que minoritaires, ces opposants représentent tout de même des millions de Russes, prêts à prendre le risque de la répression pour affirmer leur rejet de cette guerre.
À l’autre extrême, une minorité similaire de 20 % soutient la guerre, souvent plus que Poutine lui-même. Ces groupes militaristes, ultranationalistes et impérialistes ont été d’abord promus par le régime pour justifier la guerre, avant d’être contenus en 2023 pour leurs critiques constantes de l’État-major, ce qui s’est traduit par l’arrestation d’Igor Guirkine, un ancien chef paramilitaire ultranationaliste, et l’assassinat d’Evguéni Prigojine, co-fondateur du groupe militaire privé Wagner. Leur influence, bien que bruyante, décline.
Le marais apolitique
Entre ces deux extrêmes, la majorité de la population reste apolitique. Ces citoyens se disent opposés à la guerre dans l’absolu et aspirent à sa fin prochaine, tout en soutenant Poutine et en justifiant l’invasion comme un mal nécessaire. Ce groupe hétérogène exprime des opinions souvent mal articulées, mélange d’admiration pour Poutine, de ressentiment envers l’Occident, de conformisme, de patriotisme (« Je soutiens mon pays, même dans l’erreur ») et de dissonance cognitive (« Je ne peux croire que mon pays fait cela, alors je préfère ne pas y penser »). « Soutenir » la guerre signifie surtout « tolérer » la situation.
Les taux de soutien élevés à Poutine et à la guerre dans les sondages masquent également un mécontentement latent vis-à-vis de la conduite de la guerre. Ce qui inquiète avant tout les Russes, ce ne sont pas les souffrances des Ukrainiens, mais les conséquences pour leur propre pays. Bien que le niveau de vie reste stable, les critiques portent sur la mobilisation des troupes, jugée inégalitaire et arbitraire, ainsi que sur la corruption au sein de l’armée et son peu de cas pour la vie humaine. Les segments les plus critiques de la guerre au sein de la population apolitique sont ceux qui craignent la mobilisation : les jeunes et les plus pauvres. Mais aussi les femmes, sur qui repose la double charge du travail et du foyer en l’absence des hommes envoyés au front. La plus grande vague de protestation en Russie depuis 2022 est celle des mères et des épouses de soldats mobilisés.
En 1961, le poète soviétique Evguéni Evtouchenko écrivait la célèbre chanson : « Les Russes veulent-ils la guerre ? », qui se termine par ces vers prophétiques : « Demandez à vos mères, /Demandez à ma femme, / et alors vous comprendrez / si les Russes veulent la guerre. »