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La décevante loi canadienne contre le travail forcé

En 2013, le Rana Plaza, un immeuble abritant des ateliers de textile pour d’importantes marques mondiales, près de Dacca, au Bangladesh, s’effondrait sur des milliers de travailleurs du textile. Au-delà de cette tragédie, un examen de conscience s’est imposé sur la conduite des entreprises mondialisées. Autrement dit, les multinationales investissant, contractant ou sous-traitant dans les pays en développement, et bénéficiant de prix compétitifs de production avaient-elles des obligations à l’égard des conditions de travail l’étranger ?

Des initiatives internationales

Certes, la question n’était pas nouvelle. Des initiatives existaient déjà depuis quelques décennies pour encadrer les entreprises et les sensibiliser au respect d’un ensemble de règles universellement acceptées. Par exemple, les Principes directeurs de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) et le Pacte mondial des Nations Unies encourageaient les entreprises à exercer une vigilance tout au long de leur chaîne d’approvisionnement. Néanmoins, ces initiatives demeuraient volontaires, et leur non-respect n’entraînait que peu ou pas de conséquences.

Dès lors, en 2014, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a établi un comité chargé d’élaborer un traité obligeant les entreprises à respecter les droits humains. Les négociations s’avèrent difficiles, mais sont toujours en cours. Parallèlement, plusieurs pays ont entrepris l’élaboration de lois visant à imposer aux entreprises opérant sur leur territoire un devoir de vigilance. Certains ont préféré adopter des lois à large spectre englobant tant le respect des droits humains, la protection de l’environnement que la lutte contre la corruption alors que d’autres, comme le Canada, ont préféré s’attaquer prioritairement à la question du travail forcé et du travail des enfants.

C’est dans ce contexte que la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d’approvisionnement est entrée en vigueur le 1er janvier 2024. Si on peut saluer l’avènement d’une première loi mettant enfin l’accent sur le respect de certains droits humains par nos entreprises, le résultat est décevant, surtout lorsqu’on se compare à ce que d’autres pays ont fait dans les dernières années.

Une loi canadienne de transparence plutôt qu’une loi de vigilance

En bref, la Loi impose aux entités fédérales et aux entreprises d’une certaine taille de faire rapport annuellement sur les mesures prises pour prévenir et atténuer le risque relatif au recours au travail forcé ou au travail des enfants dans leur chaîne d’approvisionnement. Cela signifie qu’elles devront détailler au ministre de la Sécurité publique, au plus tard le 31 mai de chaque année, les mesures qu’elles ont prises pour identifier et prévenir les risques quant à la possibilité que des produits découlant du travail forcé et du travail des enfants soient inclus dans leur chaîne d’approvisionnement.

En sus, ce rapport doit contenir d’autres informations, telles que les mesures prises pour sensibiliser les employés à la problématique et pour remédier au recours au travail forcé et au travail des enfants. Enfin, la Loi impose aux entités fédérales et aux entreprises de rendre public, et facilement accessible leur rapport annuel. Quiconque ne se conforme pas à son obligation de transparence se verra imposer une amende pouvant aller jusqu’à 250 000$.

En somme, cette Loi n’impose pas un devoir de vigilance aux entreprises. Elle s’en tient à leur imposer un devoir de transparence. En ce sens, la Loi se rapproche des modèles adoptés notamment par le Royaume-Uni et l’Australie qui ont préféré une obligation de transparence à une obligation de diligence. Elle se distancie toutefois considérablement des lois adoptées par la France, la Norvège ou plus récemment l’Allemagne qui imposent aux entreprises d’adopter un plan de vigilance, d’identifier les risques, et d’adopter les mesures pour les prévenir et les atténuer, en plus de leur imposer une obligation de transparence.

Si on peut saluer l’avènement d’une première loi canadienne mettant enfin l’accent sur le respect de certains droits humains par nos entreprises, le résultat est décevant.

Une loi et un plan d’action insuffisants

La nouvelle Loi canadienne incitera probablement les entreprises à revoir leurs méthodes, encouragera assurément le dialogue dans le milieu corporatif et pourrait entraîner des changements significatifs dans les pratiques. Elle a aussi le mérite de conscientiser les consommateurs à la problématique.

Néanmoins, elle s’avère insuffisante. Elle ne couvre pas la violation des normes de protection de l’environnement ou celles relatives à la santé et la sécurité au travail, à l’égalité de genre, et au droit de liberté syndicale, trois autres normes considérées comme fondamentales et opposables à tous les pays du monde. Surtout, elle n’impose pas aux entreprises l’obligation d’être vigilantes; au mieux, elle exige qu’elles nous expliquent si et comment elles se soucient de leur chaîne d’approvisionnement. Comment le ministre de la Sécurité publique réagira-t-il face à une entreprise transparente, mais dont les actions sont insuffisantes? Les douaniers seront-ils tenus d’être attentifs aux importations éventuelles de cette entreprise? Mais surtout, auront-ils les moyens de confisquer les biens et de mener des enquêtes ? Mettra-t-on sur pied une unité spécialement formée et dédiée à cette lourde tâche ? Au-delà d’une nouvelle Loi, le Canada a un urgent besoin de se doter d’un plan d’action, assorti de moyens.

La pratique exemplaire des États-Unis

Récemment, on apprenait que les États-Unis avaient refusé l’importation de plus de 2500 cargaisons de produits soupçonnés de découler du travail forcé des Ouïghours depuis juin 2022, alors qu’aucune cargaison du genre n’avait été refusée à l’entrée au Canada. Cette disparité s’explique en partie par la faiblesse du cadre normatif canadien, mais également par l’absence d’un plan d’action octroyant des moyens aux douaniers.

L’Accord de libre-échange Canada-USA-Mexique nous oblige pourtant à interdire l’importation des produits issus du travail forcé et à coopérer sur la question, mais la disparité entre l’approche canadienne et américaine est notable. Aux États-Unis, la Section 307 interdit l’importation des produits issus du travail forcé. Sur réception d’une plainte, les biens font l’objet d’une enquête, à la suite de laquelle les biens peuvent être détruits. Entre octobre 2022 et septembre 2023, 4415 envois de biens ont été interceptés à la frontière des États-Unis.

De plus, le Uyghur Forced Labour Prevention Act crée une présomption réfutable suivant laquelle des biens en provenance de certains endroits et certaines entités sont issus du travail forcé. Depuis juin 2022, ces deux lois cumulées ont permis d’interdire l’importation d’un nombre important de cargaisons, incitant les entreprises à être attentives à la provenance des biens et intrants, faute de quoi leurs marchandises risquent d’être bloquées à la frontière, voire détruites.

Les députés canadiens ont reconnu la faiblesse de la Loi, mais malgré cela, ils ont décidé d’aller de l’avant. Évidemment, le mieux est l’ennemie du bien. Et on peut saluer la décision des députés. Mais lorsqu’on se compare, on peut se demander pour quelle raison le Canada n’a pas pu faire mieux. Pourquoi des années de discussions pour ce résultat ? Pourquoi l’exemple des autres pays ne nous a-t-il pas mieux inspirés ? Enfin, si notre priorité était de lutter contre le travail forcé et les pires formes de travail des enfants, pourquoi n’a-t-on pas suivi l’exemple des États-Unis qui, depuis 1890, n’ont cessé de moderniser leurs lois, et surtout, ont mobilisé les ressources nécessaires pour assurer leur mise en œuvre efficace.

Manifestement, lorsqu’on compare la Loi canadienne à celles qui sont débattues, adoptées et mises en œuvre ailleurs dans le monde, une conclusion s’impose : elle aurait été progressiste en 2014; elle est tout simplement déjà dépassée en 2024.

Article rédigé par:

Professeure à l’Université d’Ottawa
Les opinions et les points de vue émis n’engagent que leurs auteurs et leurs autrices.